LE BUS : L' ALLER
Dans une bétaillère ou dans un car rutilant à deux étages, les déplacements d'une équipe de rugby marquent durablement la carrière d'un joueur. Toujours les mêmes rituels, les mêmes joueurs de cartes et les mêmes chansons paillardes… Dans le car : l'aller
Quand on joue à l'extérieur, un match
de rugby c'est 80 minutes sur le terrain et surtout d'interminables
heures de voyage en car. Pour un peu que les types d'en face aient
planté leurs poteaux à 400 km de chez vous, ça veut dire départ dans
le meilleur des cas à 7h du mat' pour un retour assuré dans ses
pénates à minuit, si on ne traîne pas trop.
Tout commence dans le petit matin
blême d'un parking où l'on attend tous les traînards qui ne se sont
pas réveillés. Alors certains finissent leur nuit dans le carrosse, et
d'autres, complètement vaseux, errent à proximité d'une montagne de
sacs de sport qui s'amoncèlent sur le bitume, près des soutes qui ne
sont pas encore ouvertes. A cette heure là, les gens ne sont pas très
loquaces. On se salue amicalement et on s'évite mutuellement la
terrible épreuve des haleines de poney. Car dans l'urgence du réveil,
peu ont le réflexe Colgate. Quant à ceux qui ont guinché la veille,
fusillés du regard par les entraîneurs, ils s'échouent sur la banquette
arrière telle de vieilles épaves.
Les sénateurs tapent le carton
Et puis l'équipage se met en branle
comme un seul homme. Le calvaire peut démarrer. D'ailleurs, bien
souvent, la gueule que tire les chauffeurs est assez édifiante : le
pauvre a tiré le gros lot, quarante rugbymen à convoyer pendant des
heures, et en plus un dimanche, jour de repos, quelle poisse ! Il y a
d'abord les parrains du groupe, les sénateurs, ceux qui ont assez
d'autorité morale pour s'être appropriés les fameuses quatre places
autour de la seule table. Ceux-là, imperturbables, jouent aux cartes
du début à la fin du trajet, à l'aller comme au retour. Ces spécimens
peuvent s'enfiler plus de mille kilomètres dans la journée, en faisant
abstraction totale de ce qui les entoure, sans broncher, sans
manifester le moindre signe d'impatience. Un véritable îlot de
sérénité. Impressionnant.
Le reste émerge peu à peu dans un
murmure qui ne tarde pas à s'amplifier. Quelques salopards relâchent
avec délectation leur sphincter pour enfumer sans vergogne l'habitacle
du car, histoire de réveiller tout le monde. A croire que certains se
gavent de cassoulet la veille au soir pour commettre de tels
attentats… Les regards se braquent bientôt sur ce qu'il convient
d'appeler l'opium du rugbyman en transhumance : l'écran vidéo.
Film de baston à l'aller, le boulard au retour !
Ce public est effectivement
particulièrement cinéphile : c'est film de baston à l'aller et film de
cul au retour. Dès les premiers râles de Van Damne et les premiers
mots d'esprit de Wesley Snipes, le pauvre petit étudiant qui s'était
donné bonne conscience en emportant ses cours comprend vite qu'il est
temps d'abandonner ses vœux pieux. Lavage de cerveau jalonné de pauses
pipi-cigarettes garantit de bonnes dispositions psychologiques avant le
combat dominical. L'abrutissement collectif est parfois interrompu
par le coach qui discrètement, se glisse sournoisement à vos côtés,
échange des banalités navrantes avant d'en venir à ce qui a motivé son
intrusion : le match de l'après-midi qui manifestement le tracasse au
point de perturber une bonne séance de cinéma. Quel con !
Arrivés à destination, direction le
petit bouillon qui attend le troupeau affamé. Il est environ 11h 30,
et les sempiternelles crudités sont déjà servies dans les auges
disposées en rang d'oignons. A suivre…
.Prince d' Euphore